La Nappe de Digne et les structures connexes |
Les déformations tectoniques des chaînons de Digne et des chaînons au NE de Sisteron sont fondamentalement liées à la formation et de l'évolution de l'entité structurale majeure que constitue la nappe de Digne.
La nappe de Digne est une puissante dalle rocheuse,
de l'ordre de 5000 m d'épaisseur totale, depuis le Trias de sa base jusqu'au Tertiaire
du sommet de sa succession. Géographiquement son matériel inclut tout le
secteur s'étendant depuis une ligne occidentale Digne - Turriers (correspondant à son front), jusqu'à
la basse vallée de l'Ubaye, où elle "s'enracine", ce matériel
s'enfonçant vers le NE, sous les nappes subbriançonnaises de l'Embrunais-Ubaye.
Son chevauchement vers le SW se manifeste, dans la nature actuelle,
par le fait que l'on voit, en règle générale,
s'enfoncer les couches de son autochtone* sous une lame de matériel
triasique, riche en gypses, qui représente la base de la
succession de la nappe et dont la présence, souvent bien visible, souligne le tracé de son actuel front d'érosion.
L'individualité
de cette nappe par rapport à son autochtone est, en outre,
bien caractérisée par l'opposition entre la grande
épaisseur de sa succession
des couches du Jurassique inférieur et moyen (de l'ordre
de 2000 m) et la réduction de la même succession
(0 à 200 m) dans l'autochtone.
En marge sud-ouest de la nappe, son autochtone est débité par des déchirures et des chevauchements qui y découpent, sur une frange d'une largeur déca-kilométrique, une succession d'écailles* imbriquées sous la nappe qui se relaient du nord au sud, ou "lobes chevauchants".
1, affleurements du Jurassique inférieur et moyen, épais et hémipélagique, caractéristique de la nappe de Digne. 2, bord d'érosion de la nappe. 3, zones d'écrasement par plissement et cisaillement dextre relayant le charriage. 4. fronts de chevauchement et coulissements majeurs créés par l'avancée de la nappe. 5, domaine à affinités provençales. 6, chevauchements majeurs entre les domaines provençal et subalpin. R = dôme de Remollon ; T = Turriers ; B = demi-fenêtre de Barles ; Bm = Barrême. |
La synthèse des observations des divers auteurs (et notamment de l'auteur du site "geol-alp") conduit à se faire de la tectonique de la nappe de Digne une image dont on peut résumer les points particuliers comme suit :
1 - La nappe s'enracine vraisemblablement dans
un accident de socle à peu près N-S, formé
au Jurassique par l'expansion océanique alpine.
Cette cassure a joué en coulissement extensif au début
du Tertiaire. Cette phase d'extension du Nummulitique a été
à l'origine de la rupture de la couverture sédimentaire
par une déchirure en pull-apart*, agrémentée
de montées diapiriques. Cela a conféré au
futur front de la nappe un découpage en redents successifs,
profonds de plus de 5 km chacun, limités par des cassures
alternativement N160 à N170 et N30 à N40.
figure plus grande Schémas montrant le découpage du contenu de l'hémigraben par un jeu en pull-apart (à l'origine de montées diapiriques) à l'oligocène précoce (étape B), avant le décollement et l'imbrication de la couverture (étape C) extrait de la publication n° 183 (présentation retouchée) |
Cet accident a acquis un jeu compressif (en fait décro-chevauchant)
dès l'Oligocène. Le détachement de la tranche
charriée s'est ensuite fait, en profondeur, en faisant
rejouer (mais en faille inverse) l'ancien accident extensif du socle. Dans
la tranche de la couverture post-triasique, ce détachement
s'est fait le long des zones de faiblesse qui ont pu correspondre,
selon les transversales considérées, soit au secteur
du plus grand amincissement des séries (crête du
bloc basculé jurassique) soit (le plus souvent) à
la déchirure coulissante créée au Paléogène :
ceci est à l'origine du détachement d'écailles,
ou"lobes", à la marge avant du charriage.
Ces deux "rampes" de chevauchement, obliques aux couches
("rampe profonde" et "rampe superficielle"), sont raccordées
par un "palier" de longueur déca-kilométrique
où la surface de chevauchement suit le niveau du Trias
supérieur, riche en argilites et surtout en gypse.
(voir les schémas d'évolution regroupés en fin de page).
2 - De l'une à l'autre des étapes de déformation la direction de raccourcissement est restée orientée N20 à N30. Cette obliquité de la cassure profonde sur laquelle "s'enracine" la nappe, par rapport à son déplacement, est cause d'une déformation en transpression, par décro-chevauchement* du type de celle des rampes latérales*.
Ceci s'est d'abord manifesté par la formation, de part et d'autre de la marge de la future nappe, de plis N110 à N130 formant une large bande plissée en échelons. Puis lorsque la déchirure détachant la nappe a joué, sont apparus, en marge du front de charriage, des plis N170 "d'entraînement latéral" (synclinal de Barrême et plis de la marge du bassin de Valensole à l'ouest de Digne). Ces derniers sont toutefois plus ou moins contemporains de la fin de l'évolution des plis N110 à N130, avec lesquels ils se connectent parfois en continu, et se sont en fait formés depuis le Miocène jusqu'au Pliocène (ils ne sont pas nécessairement tous de même âge et les uns ou les autres ont pu apparaître et/ou se figer plus ou moins tard au cours de cette période).
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3 - L'avancée de la nappe proprement dite sur ses écailles bordières ou sur son autochtone s'est faite au prix d'un partage en lobes autour de poinçons de l'avant-pays. Le premier de ces poinçons est constitué par le redent de Turriers, architecturé en môle résistant autour du paléo-accident du linéament de Clamensane. Un poinçonnement analogue se manifeste au sud de Barles : il a entraîné la formation d'une autre déchirure du front de charriage, la faille du Bès, qui sépare les deux lobes méridionaux (de La Robine et de Cousson) dont le comportement a été largement indépendant. L'emplacement de ce second poinçon de l'autochtone amène à l'identifier avec la terminaison en coin vers le NE du bassin mio-pliocène de Valensole.
4 - Lors du charriage le corps de la nappe n'est pas resté une dalle plane. Il a subi, en liaison étroite avec son déplacement global vers le S-SW, une déformation qui s'exprime par une torsion selon trois bandes de cisaillement dextre. La position de celles-ci par rapport aux structures de l'avant pays (écailles et autochtone proprement dit) indique qu'elles sont induites par le poinçonnement dû aux indentations de la marge est de son autochtone relatif. Ce déplacement coulissant a induit, en contrecoup, des poinçonnements symétriques, de l'autochtone relatif par le bord indenté de la nappe, ce qui est à l'origine de structures locales témoignant d'un serrage presque E-W.
Ce cisaillement a déterminé de vastes plis transverses NE-SW qui sont des flexures monoclinales à plongement accusé vers l'est. L'autochtone pincé au coeur de ces flexures a subi un accroissement de sa déformation compressive : c'est le cas dans la demi-fenêtre de Barles (pincement des plis) et dans le redent de Turriers (chevauchement des Sarces, écailles du massif de la Grande Gautière).
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On peut en définitive essayer de schématiser la succession des déformations reconnues de la façon suivante (voir les figures) :
Pendant la sédimentation du Jurassique le jeu des blocs basculés créés par l'expansion océanique individualise deux groupes de domaines qui sont séparés par des zones de hauts-fonds instables. Le domaine oriental (patrie de la future nappe de Digne) est un hémigraben où les séries sont très épaisses ; les domaines occidentaux (futur autochtone) sont des zones peu profondes, à sédimentation néritique, qui correspondent aux parties surélevées du bloc basculé adjacent.
Toute la région est affectée par les plis E-W (en fait plutôt NNE-SSW) qui ont été fortement érodés avant le Priabonien. Ils sont donc peut-être rapportables à la phase provençale mais relèvent plus probablement de celle, anté-sénonienne, du Dévoluy.
Au début du Tertiaire un soulèvement important crée une dorsale méridienne qui est alors dénudée par l'érosion jusqu'aux Terres Noires. L'emplacement de cette dorsale, qui deviendra une limite paléogéographique importante (le "front nummulitique"), correspond aux confins orientaux de l'autochtone actuel et se calque sur le tracé de la limite occidentale du bloc de socle de l'hémigraben des séries jurassiques épaisses (de la future nappe). On peut donc sans doute voir, dans son soulèvement, l'effet d'un réajustement isostatique intéressant le secteur où la croûte avait été amincie par le fonctionnement antérieur du paléo-accident distensif (selon un schéma classique dans les domaines de "basins and ranges").
À peu près au même moment s'instaure un contexte distensif, avec une direction de raccourcissement est proche de N30, qui a ouvert, à la voûte de la dorsale méridienne, une grande déchirure en pull-apart, d'orientation proche de N-S, le long de laquelle s'est disposé un chapelet de montées diapiriques. Ces dernières ont été favorisées à la fois par l'érosion de la série sédimentaire, qui crée là une zone de moindre charge lithostatique, et par la distension associée à la surrection de la dorsale du front nummulitique.
La mer priabonienne a atteint les confins orientaux de l'autochtone actuel, sans franchir la dorsale du front nummulitique, et a laissé rapidement place dans ce secteur à la sédimentation continentale des molasses rouges (à l'ouest de la dorsale c'est ce type de dépôt que l'on rencontre dès le début de la reprise de sédimentation paléogène). Ces molasses rouges ennoient (peut-être incomplètement ?) les paléoreliefs issus de la précédente structuration.
Avant la fin du dépôt des molasses rouges, se forment, à la limite sud-ouest de la zone de dénudation des Terres Noires du front nummulitique, des écaillages à vergence ouest, associés à la mise en place d'olistolites de jurassique supérieur et de Nummulitique basal (écailles de Faucon). Ils semblent en liaison avec le jeu de déchirures dextres N-S (faille du Grand Vallon, décrochement de Turriers, faille orientale de Vermeil) à la faveur des quelles a dû commencer à se détacher l'écaille de Valavoire et a se partager le futur front de la nappe de Digne (de part et d'autre d'un poinçon destiné à devenir le redent de Turriers).
Après le dépôt des molasses rouges s'instaure un régime de compression horizontale généralisée, qui s'exprime par le plissement d'axe NW-SE. Il est à noter que cela correspond à ce que l'allongement, qui était horizontal, devient vertical, mais que la direction de raccourcissement reste N30. Les plis se répartissent en une large bande de plis en échelons qui court depuis le Dévoluy jusqu'à l'arc de Castellane, le long de la marge ouest de la future nappe de Digne (ce qui indique qu'ils ont des rapports de parenté avec le futur charriage).
Avec l'accroissement du taux de raccourcissement le décollement
du prisme sédimentaire de marge ouest de la nappe perce
la couverture en donnant naissance aux écailles (="lobes")
de l'avant-pays. À la faveur du jeu dextre de la faille
orientale de Vermeil le compartiment situé au sud-est du
linéament de Clamensane s'individualise en une écaille
de Valavoire qui s'avance sur le Miocène de la marge nord
du bassin de Valensole.
Plus au sud-est, la faille du Bès commence à fonctionner
en décro-chevauchement et déborde vers l'ouest sur
le bassin en induisant le détachement d'une "écaille
d'Aiguebelle" à matériel oligocène,
puis des amas d'olistolites de Tanaron - Esclangon.
Cette étape atteint probablement son paroxysme au Miocène
inférieur (Langhien), époque, dans la vallée
du Bès, de l'immobilisation du front de l'écaille
d'Aiguebelle. C'est alors que se produit le violent accroissement
du taux des apports continentaux, qui marque la fin de la sédimentation
marine miocène dans la marge du bassin de Valensole et
qui témoigne de la forte surrection de son domaine bordier
(au moins oriental).
C'est probablement le blocage frontal des écailles qui entraîne la mise en mouvement pour son propre compte du domaine de la série épaisse, par transformation en chevauchement de la déchirure de pull-apart qui le séparait de celui des écailles. Cela s'est produit à peu près au Miocène moyen (Serravalien) car, à la latitude de Barles, c'est à cette époque que le lobe de La Robine se met en place sur la marge nord du bassin de Valensole [Gidon & Pairis, 1992].
Le déplacement de la série épaisse s'amplifie et elle se désolidarise franchement des écailles de sa marge externe pour déborder sur elles ou pour les contourner, et ce plus ou moins largement selon les transversales mais de plus en plus amplement du nord vers le sud :
- Le lobe nord-ouest a contourné simplement l'obstacle du redent de Turriers par coulissement sénestre sur la faille du Grand Vallon et écrasé sous lui le bord interne de l'écaille de Barcillonnette - Pey-Rouard.
- La partie médiane de la nappe (entre Turriers et Barles) s'est avancée sur l'écaille de Valavoire en contournant par le sud-est la partie occidentale, autochtone, du redent de Turriers, au prix d'un cisaillement dextre qui a induit une déviation vers l'ouest du mouvement du front de la nappe.
- La partie la plus sud-orientale de la nappe s'est
partagée de part et d'autre de la faille du Bès
:
. à l'est la nappe a continué à avancer presque
librement sur la marge orientale du bassin de Valensole, formant
ainsi le lobe de Cousson, qui n'est de ce fait affecté
que de plis peu serrés.
. à l'ouest le matériel de la nappe qui est passé
par dessus le domaine de la demi-fenêtre de Barles et avait
"bavé" vers l'ouest sur le bassin, constitue
le lobe de la Robine. Le front de ce dernier "se plante",
à l'emplacement de Digne, dans les matériaux, en
cours de rapide accumulation, de la formation de Valensole. Son
avancée frontale étant ainsi bloquée, cette
portion de la nappe subit une compression qui s'exprime par un
plissement de plus en plus serré lorsque l'on progresse
de La Robine vers Digne - Courbons.
À l'arrière, le prisme chevauchant constitué par le soubassement anté-triasique de Verdaches commence à exercer sa poussée sur le froncement de plis qui s'était formé, avant le charriage, dans l'autochtone sous-jacent : ce nouveau serrage des plis de l'autochtone a pour effet la formation, entre Verdaches et Esclangon, d'un bombement qui intéresse également les deux lobes de la nappe sus-jacente (et que l'érosion crèvera en donnant la demi-fenêtre de Barles).
Le déplacement du prisme de socle associé à la nappe lui fait
alors retrouver sa position avant l'extension et même la
dépasser : il forme, en franchissant le rebord occidental
de l'ancienne faille extensive, un anticlinal de rampe. C'est
sans doute ce pli que l'on observe dans la coupe du Bès,
aux clues de Verdaches [Gidon & Pairis, 1992].
N.B. : On ne peut retenir l'hypothèse, a priori séduisante, d'une mise en mouvement de la nappe par décollement au niveau des gypses du Trias supérieur (contrairement à l'interprétation adoptée et figurée sur la carte "La Javie"). En effet on trouve bel et bien des calcaires du Trias moyen, entraînés à la base de la nappe, dans la vallée du Sasse (Le Cerveau, vallon d'Esparron), et dans la vallée du Bès, au flanc sud de l'antiforme de la demi-fenêtre de Barles (page "Tanaron").
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figure plus grande // version plus grande orientée en sens inverse |
A/ Dès le début du Miocène (voire même dès la fin de l'Oligocène) un raccourcissement NNE-SSW a créé des plis qui reprennent largement des plis anté-oligocènes. A ce stade l'unité de Chine représente alors le flanc S, encore non renversé, d'un anticlinal qui jouxtait du côté N le synclinal des Sauvans et d'Esparron. Cet ancien "anticlinal de Chine" semble même avoir été le siège de montée diapiriques, au moins dans le secteur d'Astoin. B/ Au cours du Miocène moyen l'instauration
du régime de sédimentation continentale correspond
au fait que la marge est du bassin est soulevée par un
accident subméridien, décro-chevauchant (embryon
de la faille du Bès) qui déverse dans le bassin
du matériel varié, en grande partie à l'état
d'olistolites (Esclangon). C/ Au Miocène supérieur la demi-fenêtre de Barles a été débordée par l'avancée du front de la nappe qui glisse dans la dépression du bassin, sur les conglomérats inférieurs de la formation de Valensole, après avoir franchi le reliefs structuraux créés sur la bordure nord du bassin au cours des étapes antérieures. D/ Tardivement, lors des derniers mouvements, vraisemblablement
d'âge fini-pliocène, le prisme délimité
par la rampe profonde (constitué par l'essentiel du Trias,
le Houiller et sans doute du socle cristallin) atteint Barles
et bute sur le méga-crochon de l'unité de Chine
qu'il repousse devant lui, provoquant une accentuation du serrage
de l'autochtone de la demi-fenêtre de Barles (flèches
horizontales). Corrélativement, a lieu un surhaussement
de la voûte de la demi-fenêtre (flèche verticale).
C'est sans doute alors que se forme aussi (au nord d'Esclangon)
l'anticlinal du Martellet (non représenté en figure
D), qui replisse les accidents de la marge septentrionale du bassin
de Valensole et qui confère à la surface de chevauchement
de la nappe de Digne un pendage accentué vers le sud (ce
qui est à l'origine de la fermeture aval de la demi-fenêtre
de Barles). |
D/ En définitive la nappe de Digne est un charriage assez particulier à deux titres principaux :
(1) sa surface de charriage a fonctionné en décro-chevauchement (elle a avancé en crabe vers le sud, par rapport au tracé de son front) et elle a la signification d'une faille transformante* car elle décale la limite paléo-géographique et structurale entre les chaînes subalpines et provençales en inversant leurs sens de déversement relatif ;
(2) sa déchirure frontale avait un tracé initial en zigzag : ce second aspect, combiné avec le précédent, a conduit à créer, lors de sa mise en place, des structures annexes complexes (lobes chevauchants de bordure de son front).