par Maurice GIDON*
*Rue des Edelweiss, 38500 VOIRON
RÉSUMÉ - On décrit dans le chaînon de La Tournette un systéme de deux failles, longitudinales par rapport aux plis, dont l'aspect actuel est celui de failles inverses à fort pendage et de vergence opposée. Ces failles sont en fait des failles extensives conjuguées qui définissaient originellement un graben. Elles étaient vraisemblablement encore actives durant le dépôt de la partie inférieure du Sénonien mais sont cachetées par les couches supérieures de cette formation. Leur géométrie actuelle est dûe à ce qu'elles ont été déformées par le plissement qui a créé un synclinal à l'emplacement du paléo-graben. Ce dispositif s'inscrit dans un contexte déjà connu et en donne une nouvelle illustration. La coïncidence entre l'emplacement du synclinal et celui du paléo-graben, que l'on retrouve dans plusieurs autres exemples analogues, dans les massifs subalpins, suggère que l'emplacement de beaucoup de synclinaux a pu y être déterminé par la présence de tels paléo-grabens antérieurs au plissement.
MOTS CLÉS - Massifs subalpins, Sénonien, failles synsédimentaires, tectoniques superposées.
Normal faults reworked by folding : another case in the subalpine massif of Bornes (France).
ABSTRACT - Inside the Tournette range (Western part of the Bornes massif, near Anneçy) the Arclosan syncline exhibits a system of two high angle conjugate reverse faults which trend longitudinally with respect to the syncline axis. Their analyse reveals that these faults are ancient normal faults which acted probably during the beginning of the lower senonian beds deposition and were sealed by the sedimentation of the upper Senonian. They delimited a paleo-graben, whose location probably induced later that of the syncline. These observations corroborate and complete those done at various places inside the subalpine massifs, and so contribute to show the generality and the importance of the middle cretaceous extension phasis in the process of structuration of these massifs.
KEY WORDS - Subalpine massifs, Senonian, synsedimentary faults, superimposed tectonics.
La partie la plus occidentale du massif des Bornes est représentée par le chaînon de La Tournette, qui domine le Lac d'Anneçy (fig. 1) Cette partie des Bornes est constituée par un faisceau de plis, d'axes presque méridiens (N 170), dont l'un des plus marquants est le synclinal d'Arclosan dans lequel est ouverte la combe perchée de ce nom et qui se prolonge vers le nord dans le versant occidental de La Tournette. Du côté du sud ce pli s'interrompt avant d'atteindre Faverges, car il est coupé par la faille d'Arcalod [Doudoux, 1973] qui le décale vers le sud-ouest (il se prolonge dans les Bauges par le synclinal du Pécloz [Gidon, 1997]).
Le synclinal d'Arclosan n'est que légèrement déversé vers l'ouest. Il est affecté de deux failles longitudinales (à peu près orientées N-S), une sur chaque flanc du pli, qui sont bien représentées sur la carte géologique [Doudoux et al., 1992]. Elles seront appelées ici respectivement "faille ouest d'Arclosan" (FWA) et "faille est d'Arclosan" (FEA). Leurs pendages, assez proches de la verticale divergent vers le bas ; leurs rejets sont symétriques et de vergence opposée (le compartiment ouest est soulevé pour la FWA et inversement pour la FEA), ce qui fait penser à des cassures conjuguées.
Dans le versant occidental de la Tournette le sentier qui monte depuis les chalets de l'Aulp les traverse successivement, la première (FWA) aux abords septentrionaux du refuge de la Tournette (fig. 2 et 3), où elle est recoupée et suivie sur quelques dizaines de mètres par le sentier (au lieu-dit "Pierre Châtelard"), la seconde (FEA) en bordure ouest du vallonnement qui s'élève vers le nord jusqu'au col du Varo (fig. 3). Plus au nord la FEA détermine les abrupts orientaux des rochers du Varo, qui tombent dans les ravins du même nom.
La première remarque qui s'impose concerne le pendage des surfaces de cassure de ces failles, car il est nettement, voire fortement, supérieur à 45°. Compte tenu de ce que le compartiment supérieur est soulevé et que l'inférieur montre un net rebroussement des couches en crochon synclinal (du moins dans le Sénonien et l'Apto-Albien) celà conduit à les décrire objectivement comme des "failles inverses à fort pendage". Mais cette attitude des surfaces de cassure pose un problème d'interprétation car un tel pendage ne peut être obtenu originellement et implique une déformation ultérieure au jeu initial. De plus un jeu compressif impliquerait que la FWA ait eu un déversement dans le sens d'ouest et est, ce qui est choquant car contraire au contexte régional des déformations.
Dans la combe d'Arclosan l'examen de ces failles, et tout particulièrement celui de la FWA (fig. 4 et 5) met en évidence des caractères qui éclairent leur fonctionnement et conduisent à expliquer ces " anomalies " de leur attitude. Les faits significatifs à cet égard sont les suivants :
1) La faille FWA se suit parfaitement bien dans toutes les pentes de la combe d'Arclosan en contrebas des chalets (fig. 5), où elle fait buter le Sénonien marno-calcaire (compartiment est) contre l'Urgonien (compartiment ouest). Par contre, en amont de ce point la faille devrait mettre côte à côte des niveaux élevés du Sénonien (compartiment est) contre des niveaux inférieurs de cette même formation (compartiment ouest). Après une zone masquée où le Sénonien disparaît sous des éboulis ces couches réapparaissent dans le versant sud du sommet de Banc Fleury (point 1). Or, bien que les bancs puissent y être suivis sans difficultés (bancs d'épaisseur métrique des " couches de Wang "), on ne décèle là, sur toute la largeur des affleurements, aucune trace de faille. En revanche, à l'endroit où aurait dû se poursuivre la faille s'observent des ondulations de longueur d'onde pluri-décamétrique : on peut se demander s'il ne s'agit pas de froissements liés à la reprise d'une flexure d'amortissement de la faille.
Il y a donc là une forte présomption de disparition de la faille par cachetage dans les niveaux de mi-hauteur de la formation sénonienne. Cette présomption est confortée par le fait que, sur le versant nord du sommet de Banc Fleury et, plus au nord, dans le versant méridional du Mamelon vert (fig. 3), le Sénonien ne montre également pas trace de faille, alors qu'une faille très redressée s'observe bel et bien dans le soubassement urgonien de ces reliefs, qui affleure dans les ravins en contrebas.
Sur l'autre rive du vallon, la FEA montre des faits analogues, bien qu'il soit plus difficile de s'assurer sur place de leur véracité. En effet, dans les pentes situées au dessus de la limite supérieure de l'Urgonien du compartiment est (soulevé), le Sénonien ne paraît pas décalé dans le prolongement de la faille et il perd même progressivement la torsion en crochon qui l'affecte plus bas, là où il bute contre l'Urgonien.
2) Quelques centaines de mètres en contrebas des chalets d'Arclosan, à l'altitude de 1690 (point 2), le sentier contourne un éperon rocheux d'Urgonien, en aval duquel il rentre dans une ravine sèche qui correspond à une limite de bancs dans l'Urgonien. Il est très net qu'au franchissement de cette ravine la FWA est décalée d'une dizaine de mètres vers l'ouest et l'amont, du côté sud-ouest (fig. 5) : Il s'agit indubitablement là d'un décalage de la faille qui est dû au glissement couches sur couches de deux tranches de bancs urgoniens successives.
Un tel décalage " en escaliers " de la surface de faille est également observable sur la FEA, au nord de la Tournette, dans la face est des Rochers du Varo (fig. 3).
3) Un peu plus bas, vers 1650, avant que le sentier ne change d'orientation pour descendre vers le SE (fig. 4 et 5), la surface de faille est bien dégagée (point 3) : on y observe que le Sénonien du compartiment est (effondré), s'appuie sur l'Urgonien du compartiment ouest (en fait surplombant par rapport à lui, cf. fig. 4) par un contact peu tectonisé et héberge des lentilles de conglomérats. Celles-ci contiennent des galets d'Urgonien dans un ciment de Sénonien et s'effilent dans le Sénonien marno-calcaire en s'éloignant du miroir de faille. Cela veut dire que l'abrupt de faille existait lors du dépot de ces couches et alimentait de ses débris les sédiments sénoniens qui s'appuyaient sur lui en se déposant. Cette observation confirme donc le cachetage de la faille et permet de préciser qu'il a eu lieu au cours du Sénonien inférieur.
Tous ces faits convergent pour étayer l'idée d'un fonctionnement synsédimentaire de ce failles au début du Sénonien ou immédiatement avant. Il en résulte en tout cas clairement que le jeu de ces failles est antérieur au plissement, ce qui permet d'expliquer la géométrie actuelle de leur surface de cassure par un basculement, lors de la formation du synclinal d'Arclosan. À cette occasion les failles FWA et FEA, du fait de leur position symétrique par rapport à la charnière du pli ont basculé en sens opposé l'une de l'autre (respectivement vers l'est et vers l'ouest) (fig. 6). Cette interprétation conduit en outre à voir dans ces cassures des failles originellement normales, ce qui élimine les difficultés d'une interprétation en faille inverse et s'inscrit dans un contexte connu [Gidon, 1997]. Il est en outre logique que, selon le niveau atteint par l'érosion, on observe des portions du plan de faille plus ou moins fortement basculées par le plissement : ceci rend bien compte des changements de pendage que manifestent les surfaces de cassure d'un point à un autre de la même faille, et notamment le fait que les parties les plus élevées de la FEA soient plus basculées vers l'ouest et prennent ainsi un aspect (fallacieux) de chevauchement plus accusé, comme on le voit particulièrement à la crête de la Beccaz (fig. 3D), alors que le basculement de la même faille est moins accenté plus au nord, au col du Varo (fig. 3A).
Cette interprétation rend totalement compte des caractères de la géométrie observable. Il faut remarquer qu'elle conduit à considérer que le synclinal d'Arclosan n'a fait que se superposer à un graben anté-Sénonien. Cette situation peut, évidemment, n'être que fortuite. Mais il faut remarquer qu'une même coïncidence se répète, en fin de compte, dans beaucoup de synclinaux des massifs subalpins septentrionaux. C'est en particulier le cas pour le synclinal chartreux oriental (où ont été décrites pour la première fois des failles anté-sénoniennes [Gidon, 1992]), mais aussi dans les Bornes mêmes, par exemple pour les synclinaux des Frettes, de Solaison et de Cénise. En effet ces derniers sont encadrés par d'anciens horts [Charollais et al., 1988] dont les failles limites basculent vers le haut, en chevauchement sur les coeurs de ces synclinaux [Charollais et al., 1977 (fig. 10 et 11) ; Gidon, 1997 (fig. 12)]. Ces faits suggèrent que la localisation même de ces synclinaux a pu être déterminée par le dispositif horts-graben intallé précédemment par la phase d'extension anté-sénonienne (selon un processus voisin de celui anciennement qualifié d'"ancrage" sur faille [Goguel, 1952]). En effet la partie haute de chaque graben constituait, par son remplissage de terrains sénoniens particulièrement déformables pris entre deux mors surélevés d'Urgonien, un secteur naturellement porté à se refermer synclinalement lors du plissement.
Quoi qu'il en soit, les faits décrits ici et l'interprétation qui en est proposée sont tout à fait conforme à ce que l'on sait par ailleurs de la tectonique des massifs subalpins septentrionaux, puisque l'intervention d'un épisode d'extension "médio-crétacé" a déjà été mis en évidence en différents points de ces massifs [Gidon, 1992 ; Gidon, 1993 ; Gidon, 1995], en particulier dans les Bornes [Gidon & Pairis 1994 ; Gidon, 1997].
Les nouvelles données présentées ici conduisent enfin à renforcer l'idée que la tectogénèse des massifs subalpins septentrionaux ne peut s'interpréter correctement si l'on néglige le rôle de la reprise des failles anté-nummulitiques lors du plissement [Pairis et Pairis, 1974 ; Charollais et al. 1986 ; Gidon, 1997] (même si l'origine et la signification de ces failles ne sont pas encore clairement établies et peuvent varier d'un cas à l'autre). Il apparaît en outre qu'il faut sans doute tenir compte plus précisément de l'influence qu'ont pu avoir ces failles sur la localisation, voire sur l'orientation, des plis.
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Références bibliographiques citées :
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DOUDOUX B., ROSSET J., BARFÉTY J.C., CARFANTAN J.C. & PAIRIS J.L. (1992) - Carte géol. France (1/50.000°) Feuille Annecy-Ugine (702), Orléans, B.R.G.M.
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PAIRIS B. & PAIRIS J.L. (1974). - Mise en évidence d'un important système de fractures antérieur aux plis couchés dans la partie amont de la Cluse de l'Arve (Région de Sallanches Haute-Savoie). C. R. Acad. SC. Paris t.279 (21 octobre 1974), p. 1417-1420.