Jean Claude BARFETY (*) Maurice GIDON (**)
(*) B.R.G.M.-Grenoble, 18 rue Général-Champon, 38100
Grenoble.
(**) Laboratoire de Géologie alpine n° 69, associé
au C.N.R.S., Université scientifique et médicale.
Institut Dolomieu, rue Maurice Gignoux, 38031 Grenoble Cedex.
Manuscrit déposé le 10.12.79.
MOTS-CLÉS: Olisthostrome, Brèche, Roche cristalline, Tectonique cassante, Tectonique socle, Domérien, Toarcien Isère, Massif Pelvoux (Venosc)
Résumé
Dans la partie occidentale du massif du Pelvoux, la sédimentation débute en plusieurs points avec le Lias schisteux (Domérien-Toarcien); les calcaires du Lias inférieur-moyen sont souvent réduits et localement remplacés par des olisthostromes à panneaux de matériel cristallin parfois gigantesques ou par des brèches. Ce type de dépôts témoigne d'une activité tectonique et se révèle effectivement lié, en plusieurs endroits, à des cassures du socle cristallin.
Abstract
In the western part of the Pelvoux massif sedimentation often starts with the argillaceous « Lias schisteux » formation (Domerian-Toarcian). The lower to middle liassic limestones are often thin and locally replaced by olisthostromes with often gigantic slabs of crystalline material, or by breccias. Such deposition is evidence of tectonic activity, locally related with fractures of the crystalline basement.
A. INTRODUCTION
La partie centrale du massif cristallin du Pelvoux (région de Saint-Christophe-en-Oisans) est séparée de sa partie occidentale (secteur du Rochail-Clapier du Peyron) par une profonde dépression à remplissage sédimentaire liasique orientée à peu près Nord-Sud. Cette dernière se raccorde vers le nord à la couverture sédimentaire de la marge orientale du massif des Grandes Rousses; vers le sud, elle passe par Les-Deux-Alpes et Venosc avant de se partager en deux branches: la branche ouest est empruntée par le vallon et le col de la Muzelle tandis que la branche orientale est parcourue par le vallon de Lanchâtra (fig. 1), où elle se termine en cul de sac. La branche occidentale se poursuit loin vers le sud et se raccorde en fin de comp.e à la zone de failles du « Linéament d'Aspres-les-Corps » [M. GIDON, J.L. PAIRIS et J. APRAHAMIAN; 1976].
Dans le cadre du lever des cartes à 1/50000 (feuilles Saint-Christophe et La Mure) nous avons été amenés à reprendre l'étude du remplissage sédimentaire de cette dépression tectonique dans le secteur compris entre LesDeux-Alpes et la Roche de la Muzelle. Nos observations conduisent à mettre en évidence des perturbations de la succession sédimentaire liasique qui ne peuvent être interprétées que par une activité tectonique contemporaine du dépôt. Celles-ci se manifestent en particulier par le repos souvent direct, ou par l'intermédiaire d'un Trias-Lias inférieur très réduit, des couches du Lias moyen-supérieur sur le cristallin (*).
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.(*) Rappelons que l'on peut globalement distinguer dans la série liasique deux termes superposés: le « Lias schisteux » (Domérien- Toarcien) formé de calcschistes et le « Lias calcaire » (Hettangien-Carixien). Il est important de noter que le sommet du Lias calcaire est, en tous points de ce secteur des Alpes, caractérisé par un faciès de calcaires fins, en bancs décimétriques séparés par des joints argilo-silteux jaunâtres, qui s·est révélé constituer un bon niveau repère isochrone: il n'est pas d'exemple dans cette région que des faciès schisteux aient livré des fossiles d'âge antédomérien ni que des faciès calcaires se soient révélés postcarixiens. Ainsi, en l'absence de fossiles le seul examen du faciès permet-il de se situer par rapport à la limite Carixien Domérien.
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Pour la commodité de notre description, nous distinguerons trois secteurs géographiques, définis comme suit:
- au nord du Vénéon
- au sud du Vénéon, dans le vallon de Lanchâtra
- au sud du Vénéon, dans le vallon de la Muzelle.
B. LES ACCIDENTS DE LA RIVE DROITE DU VÉNEON
Le puissant épaulement cristallin qui s'élève de Vénosc vers Tête Moute montre la structure représentée par la figure 2A. Nous la décrirons depuis le NW vers le SE.
1. Pentes occidentales du Péron
Le Lias schisteux s'appuie directement contre le cristallin le long d'une surface plane oblique aux couches. Nous y avons observé, en plusieurs points (et notamment aux abords de la ruine de la Cabane Blanc) des placages décimétriques à métriques de brèches à éléments cristallins, qui se fondent à leur base dans le cristallin sain. La présence de galets arrondis est un point supplémentaire qui nous porte à admettre que l'origine de cette brèche est sédimentaire: elle représente vraisemblablement un enduit fixé dans des excavations d'une paléopente que noyait progressivement la sédimentation du Lias supérieur.
Au nord-ouest des falaises cristallines, I'échine des Poyas montre également des lames plurimétriques de cristallin et des brèches qui sont interstratifiées dans les schistes toarciens. Nous pensons d'autant plus justifié de les attribuer aussi à un démantèlement synsédimentaire du cristallin que les autres observations confirment la généralité de ce phénomène dans ce secteur.
2. Pentes inférieures de la Grande Côte
Au sud du Péron, le Lias schisteux se poursuit entre deux abrupts de cristallin en déterminant un talus herbeux emprunté (vers 1 850m d'altitude) par le sentier balcon joignant Les-Deux-Alpes et Saint-Christophe. Après un kilomètre environ cette bande de calcschistes s'étrangle, tout en se partageant de part et d'autre d'une lame décamétrique de cristallin, au lieu-dit Rabegtant (*): en ce point seulement apparaît du Lias calcaire.
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(*) Observation déjà rapportée par J. VERNET [1952].
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Les falaises dominant, du côté est, le talus schisteux permettent de constater que le Lias supérieur y vient par contre en contact stratigraphique avec le cristallin: on voit en particulier, au nord du débouché du ravin de la Saillie de la Vache, que des brèches à blocs décimétriques à décamétriques de cristallin et de dolomies triasiques s'interstratifient dans les schistes tout en s'appuyant contre le cristallin; elles s'insinuent même (fig. 3) dans un couloir de plus en plus rétréci vers le haut, entre deux masses cristallines.
Il est donc clair que la bande schisteuse correspond à un sillon sédimentaire ouvert dès le Lias mais où la sédimentation du Lias calcaire s'est limitée à un médiocre remplissage du fond de sillon! tandis qu'un comblement plus actif s'effectuait au Lias moyen-supérieur, en même temps que des blocs de taille très variée s'éboulaient des parois.
C'est vraisemblablement aux serrages alpins qu'il faut attribuer l'étroitesse actuelle de ce sillon orienté NW-SE. Par contre, I'abondance et la puissance des filons de quartz (épais parfois de plus d'un mètre) qui s'y injectent, parallèlement à la schistosité, dans les calcaires et les schistes, à partir de la lame intercalaire de cristallin, indiquent l'intervention de montées de solutions siliceuses, à partir du socle, à l'occasion d'une phase distensive: on pourrait envisager, par conséquent, qu'elles soient synsédimentaires. Toutefois, I'induration probablement insuffisante des sédiments et l'âge plus récent des filons analogues dans la région (filon crétacé de la Gardette) sont peu en faveur de cette hypothèse.
3. Pentes supérieures de la Grande Côte, en direction du Clot de la Font
Dans la partie nord de ce secteur affleurent des schistes toarciens, qui ne font que prolonger vers l'amont ceux du Péron. Ils recouvrent, par contre, une succession liasique complète que l'on peut observer notamment le long de la piste de bulldozer du Clot de la Font. Cette succession présente un caractère de réduction très marqué puisque l'épaisseur du Lias calcaire n'y excède pas 100 m en moyenne.
Si l'on se dirige vers le sud, en direction des falaises où le cristallin est mis à nu par l'érosion, on constate que les différents termes de la succession liasique disparaissent, d'est en ouest, pour faire place à un ensemble chaotique, véritable mégabrèche, qui héberge surtout des panneaux décamétriques de cristallin et de dolomies triasiques au sein d'une matrice à blocs plus petits dont le ciment est formé principalement de schistes liasiques.
C'est par une surface verticale mais enduite de calcaires lités (souvent d'aspect un peu marbreux, dotés de litages à dessin fluidal) que cette mégabrèche s'appuie, vers l'ouest, contre le cristallin qui domine le talus du sentier balcon. Ces calcaires, puissants au maximum de quelques mètres, contiennent eux-mêmes, de place en place, des blocs étrangers, centimétriques à décimétriques, constitués surtout de dolomies triasiques: il s'agit d'un enduit sédimentaire déposé très probablement sur une surface suffisamment inclinée pour que le sédiment.s'y écoule sans y adhérer avec une épaisseur notable.
Vers l'est par contre, on passe de la mégabrèche au Lias calcaire « ordinaire » par une zone transitionnelle de quelques dizaines de mètres (fig. 3); entre les grès triasiques peu épais (2 m en moyenne) qui tapissent la surface du cristallin et les calcaires carixiens, on voit ici se succéder quelques mètres de calcaires fluidaux à éclats et blocs dolomitiques, des bancs métriques d'ercrinites et un niveau de calcaires marbreux clairs qui hébergent un chapelet de lentilles métriques de micaschistes chloriteux plus ou moins altérés.
L'ensemble de ces faits indique clairement que ce secteur constituait, au Lias, le pied oriental d'un talus très déclive d'où s'effondraient et glissaient des matériaux détritiques de tous calibres dont l'accumulation empêchait la sédimentation normale du Lias jusqu'à une distance de l'ordre d'une centaine de mètres vers l'est. La pérennité de l'activité des éboulements au cours du Lias suggère fortement que ce talus devait être ravivé en permanence par le jeu d'une cassure qui en soulevait la lèvre ouest. Le scellement du dispositif, que traduit le repos indifférent du Domérien supérieur-Toarcien sur le cristallin de la lèvre surélevée ou sur le Lias calcaire de la lèvre abaissée, indique avec une bonne précision l'époque d'arrêt de cette activité paléotectonique.
4. Pentes supérieures de Tête Moute
Dans ce secteur, le Lias calcaire garnit le glacis cristallin qu'accidentent quelques pincées de Mésoxoique (*). La plus importante est constituée par un puissant coin de spilites triasiques à pointe fichée vers le bas (**): on peut s'interroger sur la raison de cette accumulation considérable de produits volcaniques lorsque l'on constate que partout aux alentours ces roches sont presque totalement absentes entre cristallin et Lias. Nous pensons qu'il s'agit, là encore, du remplissage d'un sillon ouvert par fracturation distensive dans le cristallin: les premières fissures, triasiques, ont peut-être d'ailleurs permis la montte des épanchements volcaniques (en ce point ou en un point voisin...) avant de rejouer au cours du Lias inférieur; de fait, la limite orientale de l'affleurement de spilites est constituée par une cassure de part et d'autre de laquelle la succession liasique présente de notables différences: on relève surtout, du côté est (observations inédites de J.-C. BARFETY et R. MOUTERDE), la présence d'un niveau de condensation s'étendant du Sinémurien moyen au Lotharingien supérieur, qui trahit probablement le soulèvement de cette lèvre au Sinémurien inférieur.
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(*) Déjà reconnues par J.VERNET [1951].
(**) Décrit en détail par J. VERNET [1951, 1965].
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5. Au total les données stratigraphiques recueillies dans la région comprise entre Venosc et Tête Moute permettent d'étayer la reconstitution paléotopographique schématisée en figure 2B. Si l'on annule les effets des déformations alpines qui, pour l'essentiel, ont provoqué le redressement généralisé des contacts et un basculement global vers l'ouest de la surface de séparation cristallin/sédimentaire, on aboutit à la mise en évidence d'un système paléotectonique de fracturation en extension (le tracé du prolongement des failles représentées, au sein du cristallin, apparaît bien sur les levers effectués par A. PECHER pour le dessin de la feuille Saint-Christophe: nous les avons reportés sur le schéma de la figure 1). On note en particulier que ce dispositif comporte à la fois des horsts et des grabens; entre eux, des compartiments de socle à surface basculée délimitent des sillons où les couches sédimentaires les plus anciennes ne sont présentes que dans d'étroites flaques allongées.
C. LES ACCIDENTS DE RIVE GAUCHE DU VALLON DE LANCHÂTRA
Nous décrirons ici les observations effectuécs le long de la longue crète septentrionale de la Roche de la Muzelle, en rive gauche du Torrent de la Pisse de Lanchâtra.
1. Au nord de la Coche, le cristallin de la crète du Cloutet constitue un éperon fiché du nord vers le sud dans le Lias schisteux du Ranc oriental du synclinal de Lanchâtra. Le contact des schistes argileux sur le cristallin est marqué très localement par des lambeaux d'enduit bréchique épais de quelques centimètres à quelques décimètres dont l'aspect mylonitique (présence d'une pâte pélitique à fins fragments quartzeux et feldspathiques, anguleux, non classés) peut néanmoins être dû à la tectonisation d'un placage sédimentaire. Ceci serait en accord avec le fait que les deux failles, convergentes vers le sud, qui limitent l'éperon du Cloutet représentent des prolongements, au sud du Vénéon, des accidents synsédimentaires décrits plus haut en rive droite de ce cours d'eau. Elles pourraient donc ici faire figure des deux flancs d'un horst repris et basculé vers l'ouest lors de la formation du synclinal de Lanchâtra.
2. Au flanc est de la cime du Pied de Bary (fig. 4A), entre la cabane des Fréaux et le ravin de la Combe de Replat, le Lias schisteux repose sur le cristallin sans intercalation de Lias calcaire. Ici, par contre, le contact est sans conteste stratigraphique car il est marqué par de beaux placages de brèches (*) à matériel cristallin et dolomitique (en blocs décimétriques) localement interstratifiés de calcaires liasiques. En plusieurs points, nous avons pu constater la présence de panneaux décamétriques de cristallin interstratifiés dans la brèche ou même l'existence de lits de brèches s'insinuant sous des lames de cristallin apparemment massif: en fait il apparaît donc que ces brèches ont dû être alimentées par le glissement et le démantèlement, sur une paléopente. d'olistholites détachés, par tranches successives, de la surface primitive du cristallin. L'effilement vers l'est de ces olistholites permet de conclure que l'amont de la paléopente se trouvait plutôt vers l'ouest (amont actuel). L'âge de leur mise en place serait principalement antérieur au dépôt du Lias schisteux, que nous n'avons pas vu s'interstratifier dans la brèche et qui la recouvre toujours.
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(*) Déjà notés par J. VERNET (levés inédits pour la feuille SaintChristophe).
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3. Sur les crêtes les plus élevées de la cime du Pied de Bary, vers l'altitude de 2 500 m et jusqu'à près de 2 800 m on constate (fig. 4B) qu'un dispositif analogue affecte en profondeur la partie supérieure du cristallin, apparemment massif, qui forme cette montagne: en effet, des bandes décimétriques à métriques, continues parfois sur quelques mètres mais aussi sur plusieurs dizaines de mètres, s'insinuent, de façon sensiblement parallèle à la stratification du Lias, au sein du cristallin. Au sommet de la crète (à partir de l'altitude de 2 700 m) des bandes plus épaisses montrent également des lits de grès et de conglomérats (localement à ciment calcaire) et même des interstratifications de Lias schisteux.
Il n'est donc pas douteux que, contrairement aux apparences, les affleurements cristallins de la cime du Pied de Bary soient constitués en fait par un empilement d'olistholites hectométriques.
4. Dans les falaises inférieures de la face nord du Petit Roux (fig. 4C) la coupe naturelle permet d'observer un empilement analogue où cependant les lames de cristallin (qui se disloquent, à leur extrémité est, en un chapelet de blocs) sont séparées par des coussinnets décamétriques de Lias schisteux (fig. 5). Dans le prolongement oriental de l'une de ces lames, le Lias montre de façon passagère un faciès détritique à grains de quartz qui atteste clairement de l'origine sédimentaire du dispositif.
5. En définitive il s'avère donc que, depuis la cabane des Fréaux jusqu'à son extrémité sud dans les abrupts du Petit Roux, le flanc ouest du synclinal de Lanchâtra est constitué par une paléopente liasique sur laquelle, du Lias inférieur au Lias supérieur, glissaient des fragments de tous calibres arrachés au socle cristallin. L'orientation initiale de la pente de cet abrupt ne peut guère être précisée à ce stade des observations; toutefois en se basant sur le sens d'effilement des lames cristallines et celui, inverse, de l'étranglement des intercalations sédimentaires, on est conduit à admettre que l'amont ne pouvait être situé qu'au sud ouest ou dans une direction avoisinante (*).
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(*) On ne peut guère envisager, en tous cas, que ces olistholites proviennent de l'ouest car cette direction n'offre qu une extension limitée à un relief cristallin susceptible d'avoir été érodé au I ias: en effet le flanc ouest de la cime du Pied de Bary est garni, à faible distance de là (fig. 4A et 4s)! par une succession réduite mais normale d'assises du Trias et du Lias (avec niveaux condensés à ammonites au Sinémurien). Ce secteur constituait donc une zone de sédimentation non troublée par les éboulements mais sans doute située en position relativement haute depuis le 1 rias et maintenue surélevee par les mouvements paléotectoniques du Lias.
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On doit, dès lors, se demander si la terminaison méridionale du synclinal de Lanchâtra ne correspond pas à cette disposition paléotectonique liasique que les serrages est- ouest, alpins, n'auraient pas réussi à déformer suffisamment pour la rendre méconnaissable: en effet, la surface du cristallin s'y redresse, jusqu'au delà de la verticale, selon un axe W.NW-E.SE, créant ainsi un abrupt de direction convenablement orientée (1); ainsi s'expliquerait logiquement l'épanouissement paradoxal, vers le sud, du synclinal N-S de Lanchâtra, plus tardif, avant sa terminaison en cul de sac par un brutal relèvement axial: en effet, lors des serrrages E-W post-liasiques l'écrasement de la dépression liasique remplie de schistes argileux a certainement été plus important que celui de la masse cristalline constituant sa marge méridionale.
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(1) Il est clair néanmoins que le renversement vers le nord du cristallin du Petit Koux sur le sedimentaire du synclinal résulte, au moins pour partie, des déformations liées au mouvement du « chevauchement Meije-Muzelle » [F. BARTOLI, A. PECHER et P. VIALON, 1974]. Peut-être ce chevauchement s'est-il d'ailleurs localisé ici en raison de la préexistence, lors des serrages qui l'ont formé, de l'accident (de direction E-W) qui était apparu des le Lias ?
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Quelle qu'ait été la localisation de l'accident émettant les olistholites il reste qu'une cassure importante, dont le jeu a dû se poursuivre durant tout le Lias, peut seule expliquer la persistance du caractère catastrophique de la sédimentation dans ce secteur.
D. LES ACCIDENTS DU SECTEUR DU COL DU VALLON
Au niveau du Lac de la Muzelle (fig. I) la bande mésozoïque Venosc-col de la Muzelle émet vers l'ouest un diverticule qui s'insinue entre la Tête de la Muraillette et l'Aiguille de Venosc pour y déterminer l'abaissement de la crête qu'utilise le col du Vallon. Certaines des structures que nous avons observées, dans ce secteur avaient dejà été sommairement signalées [F. DESTHIEUX et J. VERNET, 1970] mais l'interprétation purement tectonique qui en était proposée ne nous paraît ni suffisante, ni adéquate. Nous en reprendrons la description en suivant un cheminement d'est en ouest depuis le secteur du chalet de la Muzelle (figure 6A).
1. En contrebas oriental du Col, en dessous de 2 200 m et dans les falaises que franchit le torrent de la Pisse au nord du lac affleure une bande de cristallin, de Houiller, de Trias et de Lias (**) qui s'intercale entre deux masses de Lias schisteux. Nous avons constaté qu'il s'agit là d'une bande de mégabrèches contenant plusieurs olistholites pluridécamétriques. Cette interprétation est étayée par le fait que les éléments, souvent arrondis, de la brèche se retrouvent, aussi bien vers le sommet que sous la base des olistholites, isolés les uns des autres dans une matrice de Lias schisteux qui confère alors à la formation l`aspect typique des « schistes à blocs » (« scisti farciti >>). Les panneaux olistholitiques, disposés de façon désordonnée, voient leur calibre s'amenuiser au fur et à mesure que l'épaisseur de la bande se rétrécit vers le NE: ils se réduisent à quelques blocs isolés entre la cascade du torrent de la Pisse et le sentier du refuge de la Muzelle. Toutefois, quelques blocs décamétriques, isolés au sein des schistes se rencontrent encore, dans le prolongement de cette bande, en rive droite du ravin de Chapeau Roux.
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(**) Interprété précédemment comme une écaille tectonique [F. DESTHIEUX et J. VERNET, 1970].
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Vers le sud, le premier olistholite, formé de grès et pélites du Houiller, vient s'appuyer selon un angle obtus contre la surface du cristallin, peu en amont du sentier (GR 54) du col du Vallon. En fait, la surface du cristallin présente une direction NW-SE très oblique à la stratification du Lias; il ne s'agit pourtant pas d'une faille recoupant le Lias car on voit les schistes liasiques s'intriquer sur quelques mètres entre des lames de cristallin qui deviennent coalescentes plus haut: si faille il y a eu celle-ci a vu son miroir déformé par des glissements de paquets rocheux, détachés sans doute en même temps que d'autres glissaient plus loin pour s'interstratifier dans les schistes; de toute faSon une paléopente, probablement d'origine tectonique, correspond ici à la bordure sud de la dépression structurale du col du Vallon.
2. Plus haut sur les pentes orientales, vers l'altitude de 2 350mètres, la nature sédimentaire du repos du Lias supérieur sur le cristallin apparaît à l'évidence dans les coupes offertes par la Combe des Ruines: on trouve ici, sur une épaisseur de quelques mètres, tous les intermédiaires entre un cristallin sain, un cristallin altéré et arénisé, des grès grossiers et des schistes gréseux se diluant progressivement dans le Lias schisteux ordinaire. Sous la surface du cristallin, on voit même s'insinuer des lames de schistes plus ou moins gréseux qui s'étranglent progressivement en direction du sud ou du sud ouest.
3. Sur l'arète du col du Vallon s'observe un nouvel olisthostrome. Celui-ci se distingue du précédent par la frequence des intercalations de schistes liasiques et par la nature presque uniquement cristalline des lames interstratifiées (*).
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(*) Cet ensemble avait été considéré comme une mylonite (F. DESTHIEUX et J. VERNET, 1970). NOUS n avons pas trouvé de raisons de préférer cette interprétation; au contraire, elle présente une grosse difficulté en obligeant à admettre le passage d'une dislocation orientée N-S dont on ne voit aucun prolongement vers le nord ni vers le sud (ce qui serait étonnant si elle a pu engendrer une mylonite de plus de 50m d'épaisseur).
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Ces lames ont une épaisseur métrique à décamétrique qui s'accroît du nord vers le sud et tendent à devenir coalescentes dans cette directions elles se développent suivant une bande N-S large de plus de 50 m qui aSeure sur les deuxversants de la crête et s'appuie du côté sud sur le cristallin de la Tête de la Muraillette (qu'affectent seulement de petites cassures à peu près perpendiculaires à l'alignement des olistholites).
4. Dans le vallonnement bordant le col sur le versant ouest (haut vallon de l'Embernard) les lames cristallines font progressivement place à des bandes de conglomérats et de grès grossiers à litages obliques sur une largeur de l'ordre de 50 mètres. Ces brèches sont d'abord séparées par des interstratifications de schistes liasiques; plus bas apparaissent, dans les bancs, des passées calcaires formant ciment entre les blocs; enfin les derniers bancs ne montrent plus d'intercalations schisteuses mais de rares passées calcaires. Le tout est également disposé selon un pendage très redressé avec un azimut N-S. Plus à l'ouest, on passe insensiblement à un matériel mimant le cristallin, mais où la structure détritique reste plus ou moins perceptible, et enfin à un cristallin apparemment sain, aux alentours du point coté 2516.
Il s'agit là, au total, d'une fbrmation détritique qui a dû commencer à se former, sur le socle mis à nu et à ses dépens, dès le Lias inférieur, puis a été reprise par des glissements qui en ont resédimenté des panneaux entiers dans le Lias schisteux. En d'autres termes, elle représente le terme initial des accumulations détritiques grossières de ce secteur.
Plus à l'ouest encore (Draye de l'Embernard), le cristallin sain se montre recoupé par un réseau de failles le long desquelles on voit réapparaître les faciès d'aspect détritique; nous avons pu observer, le long de ces failles, des remplissages filoniens, le plus souvent décimétriques, de Lias calcaire: il est difficile de ne pas considérer, dans le contexte qui découle des faits antérieurement décrits, que ces filons attestent de l'ourerture synsédimentaire par distension de ce réseau de cassures.
En fait, ces cassures nous ont paru s'organiser pour l'essentiel
selon deux directions principales:
- la première direction, SE-NW (*), correspond à
un faisceau observable également au pied des falaises de
la face nord de la Tête de la Muraillette, au voisinage
de la limite cristallin/sédimentaire. Elles semblent donc
marquer la bordure méridionale de la dépression
sédimentaire du col du Vallon.
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(*) F. DESTHIEUX et J. VERNET ont donné une description assez détaillée (1970). D'après ces auteurs, d'autres cassures hébergeant des lambeaux de sédimentaire se rencontreraient plus au sud dans le versant W de la Tête de la Muraillette: leur direction semble les rattacher plutôt à notre deuxième famille (orientée NE-SW).
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- la deuxième direction, E.NE-W.SW, se prolonge au contraire
par des accidents qui se suivent aisément en bordure nord
de la dépression sédimentaire (secteur du point
coté 2586), où nous les avons examinés en
détail :
5. La bordure septentrionale de la dépression du col du Vallon est, en effet, marquée par deux cassures parallèles d'orientation N 75 à N 80. La mieux marquée est empruntée par le ravin de Ser Barbier qui a ainsi inscrit son tracé à la limite exacte du cristallin et du sédimentaire. Si l'on suit le plan de cassure d'ouest en est, c'est-à-dire de façon à recouper successivement des niveaux de plus en plus récents de la série stratigraphique du Lias, on constate les faits suivants (fig. 6B, partie gauche) :
a) au versant ouest de la crête, les différents niveaux détritiques qui s'y rencontrent s'amincissent en même temps que leur azimut tourne progressivement en se rapprochant de la faille: ainsi chacun d'entre eux vient s'appuyer en faible discordance contre le plan de cassure. De plus, on observe un passage progressif des brèches à un enduit de calcaires liasiques, épais au total d'une dizaine de mètres, au sein desquels elles se fondent. Ces calcaires comporten, néanmoins encore des inclusions de blocs décimétriques de cristallin et de dolomie triasiques, non jointifs, jusqu'à la crête et même au-delà sur le versant est.
b) au versant est de la crête, le Lias calcaire s'amincit
jusqu'à disparaître totalement vers l'altitude de
2450m; au-delà, le Lias schisteux repose directement contre
le plan de faille; cependant il héberge de place en place,
au voisinage de celui-ci, des blocs pluridécimétriques
de cristallin (*).
(*) On doit noter d'ailleurs qu'entre le cristallin et le Lias
calcaire, on trouve une frange de cristallin brisé qui
doit correspondre a un enduit de brèches, peut-être
d'origine initiale sédimentaire, en tous cas tectonisées.
Un enduit métrique de silexite claire garnit, en outre,
le plan de faille sur une grande longueur. Nous ne voyons pas
quel phénomène tectonique aurait pu crcer cet enduit
et nous envisageons qu'il résulte de la précipitation
de migrations siliceuses ascendantes le long du plan de faille
lors des jeux en extension de ce dernier.
Ces faits paraissent faciles à interpréter si l'on admet que la faille de Ser Barbier, formée précocement au Lias, a commencé à être fossilisée par les derniers dépôts du Lias calcaire mais a fonctionné encore pendant le Lias moyen et sans doute supérieur. Ainsi la dépression du col du Vallon semble-t-elle délimitée dès le Lias par des fractures synsédimentaires, orientées presque E-W.
6. En résumé la région du col du Vallon apparaît comme une dépression structurale ourerte, précocement dans le socle cristallin par des failles d'extension; celles-ci délimitent ainsi un paléograben (fig. 6B) maintenant fortement basculé vers l'est, de sorte que la surface topographique actuelle nous donne cartographiquement une vue assez fidèle de ce que devait être, en coupe verticale, la disposition des assises au Lias. Ce graben, après son ouverture, a joué le rôle de piège à sédiments pour les éboulements et glissement synsédimentaires qui se détachaient de ses pentes abruptes: il constitue donc un exemple remarquable de ces structures distensives que l'on représente souvent sur les schémas théoriques mais que l'on observe rarement dans la nature d'une façon aussi claire et presque évidente.
E. CONCLUSIONS
Les trois secteurs que nous venons de décrire montrent donc plusieurs variantes d'un même type de dispositif tectonosédimentaire qui est caractérisé par:
- des accumulations de brèches, de mégabrèches à blocs décamétriques et d'olistholites, mises en place durant la sédimentation liasique et tout spécialement au Domérien- Toarcien ;
- des abrupts fossilisés, garnis localement de lambeaux de brèches restés adhérents à la pente, qui n'ont été noyés par la sédimentation qu'au cours du Lias moyen à supérieur ;
- un découpage du socle cristallin en blocs s'ordonnant soit en escalier de failles normales soit en horst-graben.
Il est bien clair que nous observons là les manifestations d'une paléotectonique en distension dont l'activité a débuté au moins au Lias inférieur et semble avoir connu un maximum au Domérien-Toarcien.
L'organisation géométrique des structures paléotectoniques reste encore difficile à préciser avec certitude. Toutefois, deux directions de paléofractures sont apparemment prédominantes dans la partie occidentale du massif du Pelvoux:
- la direction W.SW-E.NE est représentée au col du Vallon (en particulier par la faille de Ser Barbier) ainsi qu'à la Coche de Lanchâtra, par la faille du versant SE de l'éperon du Cloutet
- la direction NW-SE prédomine nettement à l'est de Venosc dans les accidents de la Grande Côte; on la retrouve dans l'accident du versant SW du Cloutet; il semble enfin que ce soit la directlon initiale (avant les déformations alpines) de l'accident qui ferme du côté sud le synclinal de Lanchâtra et à partir duquel étaient sans doute émis les olistholites de la crête du Pied de Bary.
Il n'est pas exclu que ces deux directions correspondent à celles d'un réseau de failles conjuguées qui auraient alors eu, comme jeu principal, un mouvement de coulissement horizontal: aucune donnée de terrain toutefois ne permet, pour l'instant, de confirmer ou d'infirmer cette interprétation.
On doit remarquer, de plus, qu'aucun des accidents paléotectoniques mis en évidence n'a un tracé qui coïncide avec celui des accidents majeurs de la disposition tectonique actuelle; en particulier le grand accident N-S du col de la Muzelle-Venosc ne nous a laissé voir aucun dispositif tectonosédimentaire qui lui paraisse lié; il n'est pas encore possible, toutefois, de savoir si cela est dû à ce que cette structure n'existait pas au Jurassique, et a été entièrement créée plus tard par les serrages alpins, ou si, au contraire, les effets de ces derniers y ont fait disparaître les traces de l'activité tectonosédimentaire(*). Quoi qu'il en soit l'interprétation de beaucoup des contacts entre socle et sédimentaire par une paléostructuration jurassique conduit à une rééraluation du rôle de la compression tectonique alpine dans ces régions. On doit, en effet, envisager de ne plus lui attribuer l'ensemble des déformations par lesquelles la couverture s'est trouvée pincce dans les dépressions du socle puisqu'il apparaît que beaucoup de ces dépressions sédimentaires ont été ourertes par les distensions jurassiques. Par contre, il est évident que les serrages post jurassiques sont responsables du rejeu de ces structures, en particulier de leur rétrécissement par écrasement E-W.
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(*) Toutefois, la coupe offerte par la galerie hydroélectrique de rive gauche du Vénéon (rapport de J. RICOUR, 1954, cité par J.VERNET, 1965, p.2l9) a montré à la limite occidentale de la dépression à remplissage liasique de Venosc des faits, alors considérés comme énigmatiques, qui pourraient s·interpréter aisement dans le contexte décrit ici: en effet, on y a traversé une alternance de bandes de schistes noirs (de faciès liasique) et de bandes de cristallin; cette disposition offre des analogies frappantes avec celle du col du Vallon ou mieux celle de la cime du Pied de Bary: peutêtre s'agit-il, là encore, d'un paquet d'olistholites garnissant la surface du socle ?
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En tout cas, la mise en évidence de ces divers témoins de l'activité paléotectonique jurassique des accidents du socle constitue une nouvelle pièce à verser au dossier de la reconstitution du dérouiement et de l'organisation du canevas paléogéographique et structural des Alpes occidentales externes. Elle s'ajoute aux données de même ordre, apportées déjà par l'étude de diverses régions voisines (**), pour attester de l'importance de ces phénomènes synsédimentaires jurassiques, dont les relations avec l'ouverture téthysienne n'ont pas besoin d'être soulignées.
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(**) Pour se limiter aux massifs cristallins et à leur couverture, à la latitude de Grenoble, de tels phénomènes ont notamment eté décrits par H. ARNAUD, J.-C. BARFETY, M. GIDON et J.-L. PAIRIS [1978], J.-C. BARFETY, M. GIDON, J. HAUDOUR et J. SARROTREYNAULD [1970] et J.-C. BARFETY, M. GIDON, M. LEMOINE et R. MOUTERDE [1979].
REFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ARNAUD H., BARFETY J.-C., GIDON M., PAIRIS J.-L. (1978). -A propos du rhegmatisme des zones externes alpines au sud de Grenoble. C.R. Acad. Sci., Fr., 286, pp. 1335-1338.
BARFETY J.-C., GIDON M., HAUDOUR J., SARROTREYNAULD J. (1970). - Nouvelles observations sur les conditions de sédimentation du Trias et du Lias du Dôme de la Mure et de la chaîne de Belledonne méridionale. Géologie alpine, 46, pp. 5-16.
BARFETY J.-C., GIDON M., LEMOINE M., MOUTERDE R. (1979). - Tectonique synsédimentaire liasique dans les massifs cristallins de la zone externe des Alpes occidentales françaises: la faille du col d'Ornon. C.R. Acad. Sci., Fr., 289, pp. 1207-1210.
BARTOLI F., PECHER A., VIALON P. (1974). - Le chevauchement Meije-Muzelle et la répartition des domaines structuraux alpins du massif de l'Oisans (partie nord du haut Dauphiné cristallin). Géologie alpine, SO, pp. 27-37.
DESTHIEUX F., VERNET J. (1970). - Nouvelles données pétrographiques et structurales sur la région du Lauvitel (massif du Pelvoux). Géologie alpine, 46, pp. 67-76.
GIDON M., PAIRIS J.-L., APRAHAMIAN J. (1976). - Le linéament d'Aspres-les-Corps: sa signification dans le cadre de l'évolution structurale des Alpes occidentales externes. C.R. Acad. Sci., Fr., 282, pp. 271-274.
VERNET J. (1951).-Aspects structuraux de la surface du cristallin dans la partie occidentale du massif du Pelvoux. Bull. Soc. Géol. Fr., n° 232, 49, pp. 193-208.
VERNET J. (1952). - Les déformations d'âge alpin du cristallin du Pelvoux à la lumière d'observations nouvelles. Bull. Soc. Géol. Fr., (6), 2, pp. 175-190.
VERNET J. (1965). - La zone << Pelvoux-Argentera ». Bull. Carte géol. Fr., n° 275, 60, pp. 131-424.